#11 Journal de lecture - Mars 2025
Mon quotidien de lectrice du 20 au 31 mars 2025 : lectures, notes, réflexions et passages en librairies
Chers lecteurs,
Je vous retrouve aujourd’hui avec la deuxième partie de mon journal de lecture de mars. Je vous recommande de découvrir ce post lorsque vous avez un peu de temps devant vous, et de vous munir d’un gros mug de la boisson chaude de votre choix pour accompagner votre lecture ☺️
Vu la longueur, il est possible que tout ne s’affiche pas dans votre boîte mail, n’hésitez pas à le lire directement sur votre navigateur ou sur l’application Substack.
Pour une lecture plus immersive, tous les livres cités dans ce post sont listés à la fin.
Retrouvez tous mes journaux de lecture ici.
Bonne découverte 📖☕️
20 mars - thé de l’après-midi
Je continue ma découverte du “Jardin sur la mer”. Je suis complètement sous le charme de la mélancolie qui se dégage du roman. On y décèle aussi une certaine fragilité, et une sensation accrue du caractère éphémère des choses, faisant écho au jardin placé au coeur du récit, lieu d’observations et de confidences.
Le récit commence alors que le jardinier se souvient :
“Moi, j’ai toujours aimé connaître tout ce qui arrive aux gens, bien que je ne sois pas bachelier… C’est parce que j’aime les gens. Et les propriétaires de cette maison, je les aimais. Mais cela fait si longtemps, de tout ça, qu’il y a bien des choses dont je ne me souviens plus. Je suis trop vieux et parfois je m’embrouille malgré moi… pas besoin d’aller voir des films à l’Excelsior, les étés où ils venaient avec leurs amis. L’un d’entre eux peignait la mer. Feliu Roca, c’est comme ça qu’il s’appelait.” (p.9)
Dans chaque chapitre, le jardinier raconte le souvenir d’un été et des évènements qui s’y sont déroulés. Chaque année, les propriétaires passent l’été dans leur villa au bord de la mer, en compagnie de leurs amis. On ne peut que penser à “Gatsby le magnifique” quand on lit ce genre de romans mettant en scène la jeunesse dorée et l’exubérance des années 20. Le procédé narratif y fait écho également (l’outsider qui raconte).
“Quand il faisait mauvais, ils se retrouvaient dans la galerie pour le petit déjeuner. S’il faisait bon, ils déjeunaient dehors, sous les magnolias. La galerie, ils l’appelaient le transatlantique, et à l’intérieur tous les appuis de fenêtre étaient entourés d’hortensias bleus; de même que la fontaine qui était au milieu et qui ne coulait presque jamais. Madame Pepa voulait qu’il y ait là des tulipes tardives, des tulipes à falbalas. A cause d’un pot de fleurs, nous avons eu une bonne discussion avec Monsieur.
Aux portes-fenêtres, il y avait des rideaux de soie bleue et en été, quand l’air les agitait, à peine un soupçon, on aurait dit des drapeaux. Un soir, j’étais assis à l’entrée de ma maisonnette et soudain, j’ai entendu une sorte de rire étouffé et il m’a semblé voir deux ombres dans l’allée de tilleuls.” (p.38).
21 mars - café du matin
Je poursuis tous les soirs ma lecture de “Sauvagines” de Gabrielle Filteau-Chiba. C’est un récit que je savais engagé, mais j’en découvre à quel point page après page.
“Je croyais que mon travail au Ministère serait valorisant, donnerait un sens aux heures sur mon talon de paye. Je m’imaginais parcourir des kilomètres infinis de forêt et de parcs comme en mission. Enrichir mon savoir. Je suis agente de protection de la faune, mais au fond, je ne protège pas les chassés. Non, je suis un pion du gouvernement sur un échiquier trop grand pour moi. Un bien beau titre sur papier. Des fois, je me sens comme un parcomètre qui veille à ce que l’industrie de la chasse continue de faire vivre les dépanneurs des villages. En plus, il faut que je sourie poliment à ces gens qui se pavanent saouls en quatre-roues ensanglantées de panaches, une once d’orgueil de vainqueur sorti vivant du bois dans le regard. Ils ont tué. Ils ont aimé ça. Ils ont soif de recommencer et d’une bonne Bud. Le svelte chasseur-pourvoyeur d’autrefois est devenu dans une très vaste mesure un collectionneur bedonnant. Mon évocation du stéréotype de chasseur obèse en salopette camouflage et casquette orange fluo est interrompu par le bulletin des nouvelles régionales à la radio .” (pp.95-96)
Au début du roman, Coyote, la chienne de Raphaëlle se retrouve coincée dans des pièges illégaux de braconneurs. Folle de rage, elle commence à enquêter pour identifier le propriétaire de ces pièges et lui faire payer. Peu à peu, elle se rend compte qu’il y a des personnes dans le coin dont il est préférable de taire les noms. Une jeune femme a disparu à cet endroit il y a quelques années et n’a jamais été retrouvée. Les plus téméraires osent associer les faits à un nom, mais qu’en est-il de la vérité? Le récit se transforme peu à peu en thriller, et l’héroïne devient l’objet de la traque du braconnier…
Certains passages sont intenses, et hier soir, j’ai eu du mal à m’endormir après ma lecture.
Lors de son enquête, Raphaëlle tombe sur le journal d’une certaine Anouk qui n’est autre que l’héroïne du roman “Encabanée”. Elle en dévore les lignes, trop intriguée pour maîtriser sa curiosité.
“Ma forêt enchantée est en train de devenir - pardonne-moi Gabrielle Roy - un bois de détresse et de désenchantement. Mais il y a des choses bien plus épeurantes que les bêtes sauvages dehors. Il y a les humains.” (p. 76)
22 mars - thé de l’après-midi
Je viens de terminer “Le jardin sur la mer”. Une magnifique lecture.
Au fil des étés qui nous sont contés par le jardinier, les choses changent, les amitiés évoluent, de nouvelles personnes arrivent, puis repartent, les apparences et les caractères se durcissent… Avec l’arrivée de nouveaux voisins, l’atmosphère devient plus pesante, des secrets planent, un drame semble se préparer. Notre jardinier prête son oreille de confident à celui qui vient passer du temps avec lui. Peu à peu, il assemble les pièces du puzzle. Nous observons nous aussi, avec le jardinier qui nous parle de son jardin. J’ai aimé le détachement et la distance avec lesquels nous découvrons ces épisodes estivaux, des souvenirs rassemblés formant peu à peu l’histoire, comme un roman impressionniste. Il s’en dégage aussi un parfum d’éphémère, et on le lit comme on observe un long coucher de soleil.
Je note “La place du diamant” sur ma liste pour ma prochaine virée en librairie qui est prévue dans deux jours, en compagnie de ma soeur, rentrée d’Ecosse.
24 mars - fin d’après-midi
Aujourd’hui, nous sommes allées à Lille avec ma soeur, pour passer notamment au Furet du Nord et faire le plein de livres. Ma fièvre acheteuse ne s’étant pas encore calmée, je suis ressortie avec un sac bien rempli.
Récit d’une déambulation.
A l’entrée du rayon littérature, là où se trouvent toutes les nouvelles sorties, je découvre le nouveau roman de Peter Heller, “La pommeraie”. Il raconte l’histoire d’une mère et sa fille qui partent s’installer dans une cabane au pied des montagnes du Vermont où elles décident de repenser leur vie. J’ai énormément aimé “Céline” de Peter Heller, lu il y a quelques années, alors je n’ai pas résisté longtemps et l’ai gardé entre les mains pour la suite de ma visite.
J’arrive alors dans la partie dédiée aux formats poche. Un énorme rayon étalé en enfilade, avec des étagères débordant de chaque côté du mur. Au milieu, des tables bien fournies, reprenant les dernières nouveautés sorties en poche et les coups de coeur des libraires. Je n’y prends rien, ceux qui m’intéressent aujourd’hui, s’ils sont là, attendent très certainement dans les rayons.
Après avoir lu l’excellent post de Julia Marras sur l’oisiveté dans la littérature, j’ai inscrit sur ma liste “Oblomov” d’Ivan Gontcharov et “Les rêveries du Promeneur solitaire” de Jean-Jacques Rousseau. Le premier est bien là. Bingo! Je coche le premier roman de ma chasse aux livres. Le deuxième manque à l’appel, mais j’irai explorer plus tard l’étage des essais.
A la fin du “Jardin sur la mer”, plusieurs titres des éditions Zulma sont présentés. J’en ai noté deux, l’un en poche, l’autre en grand format. Je cherche donc tout d’abord “Eden” d’Audur Ava Olafsdottir et le repère assez rapidement sur les étagères grâce à ses couleurs. Je ne me lasserai jamais de la beauté des couvertures Zulma. Dans ce roman, nous rencontrons Alba, une femme qui a beaucoup voyagé et qui, pour compenser son empreinte carbone, décide d’acheter un terrain pour y planter des arbres, son jardin d’Eden. “La géante” de Laurence Vilaine sera à chercher dans le rayon Grands formats.
Je me rends ensuite dans les “R” pour trouver “La place du diamant” de Mercè Rodoreda, l’autrice du “Jardin sur la mer” que je viens de terminer et que j’ai adoré. Je ne le trouve pas. Il y a d’autres titres de l’autrice mais je m’abstiens.
Avant d’arriver dans la partie dédiée aux livres en grand format, j’explore le petit portant abritant la collection “Folio 3€”. J’aime beaucoup cette collection. Deux titres retiennent mon attention aujourd’hui : “Lettres sur la botanique” de Jean-Jacques Rousseau et “Un roman à écrire” de Virginia Woolf. Je pense les glisser tous deux dans mon sac lors de mon voyage à Amsterdam le mois prochain. Leur petite taille se prête bien à une lecture lors d’un trajet de train.
Je poursuis ma déambulation. Explorer une librairie est une affaire sérieuse, presque stratégique, particulièrement lorsque l’on a une liste à l’appui.
L’avant du bureau de renseignements est paré d’une petite étagère de présentation qui attire tout de suite mon attention. Et pour cause, elle est remplie d’une dizaine d’exemplaires du “Jardin sur la mer”. Impossible de ne pas attirer l’oeil. Pour combler l’espace restant sur les côtés, de petits exemplaires à la couverture toute blanche : “La place du diamant” de la même autrice, le titre que je cherchais quelques minutes plus tôt. Immense sourire, yeux qui pétillent. Il n’y a rien de plus thérapeutique que d’écumer les librairies (et d’être en mesure de se faire plaisir, je le reconnais). Le début du résumé de “La place du diamant” est le suivant : “Une Catalane, femme du peuple, originaire du quartier de Gràcia à Barcelone, raconte sa vie. Avec délicatesse et discrétion, Natàlia évoque son adolescence, le travail - elle est alors vendeuse dans une pâtisserie du quartier -, son mariage, les maternités, (...)”. La promesse de retrouver ce que j’ai tant aimé dans “Le jardin sur la mer”.
Je me dirige ensuite vers les romans en grand format et je pars en quête de “La géante” de Laurence Vilaine. Je ne le trouve pas sur les tables de présentation, mais bien niché au sein des étagères dédiées à la littérature française. Tout comme dans “Eden”, nous nous situons à nouveau au pied d’une montagne, la Géante, quelque part en France sans doute, bien que ça ne soit pas mentionné. Noële vit depuis toujours au pied de la Géante et fabrique des tisanes avec les plantes qu’elle y cueille et cultive. “Repliée dans cet endroit loin de tout, elle mène une existence rugueuse comme un pierrier. Soudain surgit dans sa vie l’histoire de deux inconnus (...).”
Cher journal, remarques-tu une inclination particulière dans mes envies littéraires du moment?
J’arrive maintenant dans le rayon international, avec un grand rayon consacré à la littérature anglophone. Je ne trouve pas les titres que j’ai notés. Ce n’est pas grave, ce sera pour mon voyage à Amsterdam. Je poursuis et arrive dans le rayon SFFF et policier. J’aime jeter un oeil sur les tables de suggestions, mais ce n’est pas le rayon qui m’attire le plus en général. Aujourd’hui toutefois, j’ai noté “The westing game” d’Ellen Raskin et le trouve assez rapidement. Ce sont les éditions Monsieur Toussaint Louverture qui ont republié ce classique policier de 1978. Le bandeau est sans appel, il repart avec moi : “Un étrange testament, seize héritiers que tout oppose, une énigme à résoudre pour toucher une fortune… The Westing Game est bien plus qu’un simple jeu.”
J’arrive ensuite au pied de l’escalator qui mène au premier étage, où se trouve la jeunesse, les bandes-dessinées et les mangas. je traverse le rayon des albums, à moitié curieuse, à moitié les yeux clos. Ma pile de livres commence à peser sur les bras, et j’ai déjà plusieurs albums qui attendent à la maison. J’adopte la même attitude dans le rayon jeunesse, mais un titre m’intrigue. Je le prends, je le repose, je le prends en photo pour référence. Je le reprends et le feuillète à nouveau, je lis quelques passages qui me font rire, alors je décide de l’emmener. Il s’agit de “Robêêrt” de Jean-Luc Fromental, un petit roman illustré par Thomas Baas racontant les aventures d’un mouton qui n’a pas très envie de n’être qu’un mouton.
Quelques marches, traversée du rayon Mangas pour arriver à celui des bandes-dessinées. Mes yeux se posent sur “Bianca et la forêt des parents égarés” de Marie Boisson dont j’adore la couverture. Je l’ouvre et je tombe complètement sous le charme du style de l’autrice, rétro et jouant entre couleurs vives et désaturées. Le scénario quant à lui semble très loufoque puisqu’il s’agit d’une sorte de quête initiatique onirique. Un peu comme un Alice au pays des merveilles contemporain? J’ai hâte de le découvrir.
Je retrouve ma soeur, et nous montons au 6ème étage, là où se trouvent la philosophie, les sciences sociales, les essais sur la littérature et le rayon de développement personnel.
Je me mets en quête des “Rêveries du promeneur solitaire” que je n’avais pas trouvé au rez-de-chaussée. Il est bien là, je suis ravie de constater que le livre est découpé en “promenades”. Sur ma liste, figuraient également les essais de Montaigne dont j’ai beaucoup entendu parler dernièrement. Il est là également, mais après la lecture de quelques lignes, je me ravise. Trop ambitieux.
Dans le rayon de développement personnel, ma soeur me recommande “L’art de la simplicité” de Dominique Loreau, un livre qu’elle a lu il y a quelques années et dont elle prend plaisir à relire certains passages de temps à autre. Je lui fais confiance, c’est le genre de thématique qui colle bien au printemps.
Nous redescendons et passons aux caisses. Une épopée qui explose le budget, mais ce n’est pas tous les jours que je peux arpenter les librairies avec ma soeur. Une résolution cependant : plus de librairie avant Amsterdam !
25 mars - café du matin
Hier en fin d’après-midi, j’ai lu la bande-dessinée “Merel” de Clara Lodewick que j’ai beaucoup aimée. Elle raconte l’histoire de Merel, une femme d’une quarantaine d’années vivant dans une petite maison en périphérie d’un village de la campagne flamande. Merel est journaliste, célibataire et trouve son bonheur dans sa liberté et dans le calme de son cottage où elle élève des canards.
Même si elle a décidé de vivre autrement, Merel n’est pas seule. Elle connaît tout le monde au village, et en fréquente régulièrement les commerces. Elle rend souvent visite à sa mère en maison de repos, et participe à la vie (festive) du club de football local dont la plupart des joueurs sont des amis de toujours.
Les choses se gâtent lorsque le couple de l’un d’entre eux commence à battre de l’aile, et que sa femme lance des rumeurs au sujet de Merel. Comme c’est souvent le cas dans ce genre de petite communauté, celles-ci se répandent comme une traînée de poudre, et elle est très vite traitée comme une paria. Mais quand les ados du village s’en mêlent, les choses tournent mal…
C’est très triste d’assister à la mise au ban de Merel, et de la voir perdre peu à peu sa joie de vivre, uniquement parce que ses choix de vie ont fait d’elle une cible facile. L’injustice de la situation nous fend le coeur, mais une lueur d’espoir se fait sentir lorsqu’un petit garçon plein de remords vient frapper à sa porte et souhaite se racheter…
Clara Lodwick propose une observation fine des rapports humains au sein d’une petite communauté, montrant leurs travers comme leur beauté. Elle alterne entre moments sombres et lumineux dans un rythme impeccable, nous faisant ressentir toute une série d’émotions très marquées. C’est une lecture qui laisse des traces, et Merel est une héroïne dont je me souviendrai longtemps.
Merel est la première bande-dessinée de l’autrice, et est impressionnante de maturité. Clara Lodewick vient tout juste de publier “Moheeb sur le parking” qui parle des réfugiés mineurs isolés. Je ne manquerai pas d’ajouter ce titre à ma liste pour la librairie.
25 mars - début de soirée
Aujourd’hui, j’ai appris que le roman “Les soeurs Field” de l’autrice anglaise Dorothy Whipple, dont toute l’oeuvre a été republiée par les éditions Persephone, va enfin être réédité en français par les (merveilleuses) éditions de la Table Ronde, et sortir le 17 avril prochain. La couverture est absolument superbe.
La littérature vintage semble se faire une place au coeur de l’actualité littéraire, et cela me ravit.
26 mars - café du matin
Hier après-midi, j’ai commencé “Carnets de Londres” de Lorenza Mazzetti. Le carnet s’ouvre alors que Lorenza décide de quitter Florence pour l’Angleterre. Elle atterrit à Londres et y enchaîne les petits boulots, rencontre des personnes étranges, et ère, perdue, dans le la ville défigurée par la guerre et plongée dans un fog épais.
“L’unique fil conducteur, ce devaient être les enfants qui infestaient les zones de Londres bombardées par Hitler. Comme des moucherons ils couraient, criaient avec leurs petites voix, créant justement un climat adapté au monde du silence des deux protagonistes qui passaient tous les jours au milieu de ces ruines.” (p.68)
Lorenza décide ensuite d’entrer à l’université et y parvient en forçant un peu la main au destin. Il y a une force incroyable qui se dégage de l’autrice. Son parcours est semé d’embûches, mais elle fait preuve d’une détermination sans relâche. Peut-être parce qu’elle semble décidée à réinventer sa vie à tout prix pour éloigner les traumas de la guerre qui lui a tout pris.
Une fois sur les bancs de l’Université, elle décide de réaliser une adaptation de “La métamorphose” de Kafka, auteur qu’elle vénère et dont elle trimballe un portrait dans ses maigres valises. Pour réaliser son film, elle emprunte sans autorisation le matériel de l’Université.
« Dans ma petite chambre, sous le lit, tout est là: trépied, projecteurs, lumières, pellicule. Il est mon ami parce que, quand je ne sais plus qui je suis et que je reviens dans cette chambre, je le retrouve, lui. Lui et moi, nous avons un point en commun. La terreur. Nous avons tous les deux l’horreur dans les yeux. Lui il l’a vue avec les yeux du Prophète, moi je l’ai vue en vrai. Nous sommes égaux” (p.40)
Lorenza n’évoque pas dans son carnet ce qui est arrivé à sa famille durant la guerre, seule elle et sa soeur jumelle semble avoir survécu. Ce passage est néanmoins très évocateur du traumatisme qu’elle a vécu, et nous permet de mieux saisir sa personnalité et son besoin de se sentir vivante.
“Il est important d’avoir un amour pour être vivant. En effet, qu’est-ce que je fais ici, moi, dans cette ville inconnue, noire, noyée dans le brouillard et l’odeur de ce fog qui imprègne tous les vêtements, toute la ville. Être vivant, cela signifie avoir un lien avec un autre être vivant, surtout quand, autour de moi, je ne me reconnais en personne. Car je fais semblant de rire et de plaisanter, moi, tandis que les autres rient vraiment. Mais pourquoi est-ce que je ne peux pas? Pourquoi les autres peuvent et moi pas? Ou plutôt, pourquoi est-ce que je n’en ai pas le droit?” (p.49)
Enfin, j’ai relevé cette description du marché de Portobello Road qui contrebalance un peu l’image du Londres noir : “Nous faisons un tour ensemble, nous allons à Portobello Road, un petit marché tout près de chez moi, plein de choses étonnantes: vieilles photos, assiettes, coussins, petits meubles, couvertures, tableaux du dix-neuvième siècle ou du début du vingtième. Si je pouvais, j’achèterais tout.” (p.42)
Un extrait sur la manière dont elle a monté son film :
“Une fois que j’ai eu retiré l’ensemble, je l’ai monté dans ma petite chambre. Il s’agissait de coller une scène après l’autre en attachant les deux morceaux selon cette méthode : gratter avec une lame Gillette les deux extrémités de film à relier, verser une goutte d’un liquide mystérieux sur une extrémité, puis superposer l’autre extrémité sur la première et ensuite abaisser la languette métallique qui les maintenait ensemble pendant cinq minutes. Voilà le miracle réalisé. En posant l’appareil sur le lit qui me servait de table, j’ai monté le film, après quoi, toute joyeuse, je me suis endormie.” (p. 52)
27 mars - café du matin
Je commence “Les rêveries du promeneur solitaire”. L’introduction fournit une analyse et un contexte intéressant aux promenades de Rousseau. Elle n’est pas datée donc je suppose qu’elle a été écrite en 1972, date de l’édition proposée. Mais le monde a tellement évolué en cinquante ans que j’aurais aimé lire une introduction plus récente, avec un angle moins scolaire qui aurait cherché à redéfinir la place du texte dans notre époque actuelle.
28 mars - fin de matinée
J’ai réorganisé ma bibliothèque pour dégager un peu de place. Je souhaite rassembler au même endroit tous les livres que j’ai achetés cette année, pour ne pas les oublier.
29 mars - café du matin
Je termine “Carnets de Londres”. L’adaptation de Kafka ouvre les portes du British film Institute à Lorenza. Elle y fait alors d’autres rencontres et se lance dans un nouveau projet, le film “Together”. Elle recrute ses lieux de tournages et ses acteurs grâce à son audacité nourrie de la légitimité gagnée par la reconnaissance de son premier film. Lorenza s’épanouit et noue des liens étroits avec son cercle d’amis cinéastes d’avant-garde.
Avec plusieurs de ses camarades du BFI (dont Lindsay Anderson), elle crée le mouvement du “free cinema” qui marquera un tournant dans l’histoire du cinéma britannique et européen ensuite.
« Lindsay me regarde et d’un air très sérieux me dit : “Lorenza, Tony, Karel et moi, nous trouvons que nos films ont des points en commun avec le tien. Pour tout dire, il y a une même façon de regarder le monde qui nous relie… Une attitude à l’égard des autres impliquant un respect et une solidarité humaine qui font défaut aujourd’hui. » (p.89)
Ensemble ils écrivent le manifeste du “free cinema movement”:
“Free Cinema, c’est l’idée de films expérimentaux dont le but n’est pas d’être des films commerciaux, c’est-à-dire de faire de l’argent. Le but est au contraire la libre expression d’un metteur en scène, sans qu’il se voie imposer le producteur, le distributeur, le scénario, voire la technique.” (p.91)
Ils fondent ensuite la “Woodfall company”:
“Tony se lève : “Oui, il nous faut monter une maison de production à nous, dans laquelle nous produisons chacun les films des autres. Karel, tu produiras les films de Lindsay, moi je produirai le tien.” C’est ainsi qu’est née la Woodfall Company, la compagnie qui produira nos films.” (p.100)
Au fil des pages, on en apprend aussi un peu plus sur son passé, son éducation par son oncle et sa tante, acteurs de la scène intellectuelle et artistique de Florence. Sa tante et leurs ses cousines ont été assassinés par les nazis à la fin de la guerre. Lorenza et sa soeur, témoins de la scène, ont survécu car elles portaient un autre nom de famille, à consonance plus italienne que juive… Son oncle, caché au moment des faits, se suicidera quelques mois plus tard.
L’adaptation de “La métamorphose” de Kafka reçoit un prix à Cannes. La joyeuse bande part pour la France, puis Lorenza rejoint l’Italie où elle affrontera son deuil et les fantômes qui la hantent.
A la fin du Carnet, il y a une courte biographie rédigée par sa nièce qui explique les grandes lignes de la vie de Lorenza. Elle est restée en Italie, d’où elle a écrit et travaillé dans le théâtre d’objets. Peu à peu, son rôle majeur dans la création du mouvement “free cinema” s’est effacé. La publication de son carnet permet de réhabiliter son rôle dans l’histoire du cinéma britannique. Elle est décédée en 2020.
“Carnet de Londres” m’a fascinée tant pour la personnalité de Lorenza que pour l’effervescence créative qui s’en dégage. Le deuil de la guerre n’est jamais loin cependant et nous ressentons la tristesse et la solitude de Lorenza qui ne sait plus trop comment habiter ce monde, si ce n’est en créant au travers d’un objectif. Une très belle lecture qui m’a beaucoup marquée.
30 mars
Pour m’accompagner dans mon bain, j’ai emmené une nouvelle de Maeve Binchy, “Full House”. La longueur parfaite pour ce moment de détente.
Tout comme dans “This year it will be different”, une nouvelle se déroulant à Noël que j’ai découverte en décembre dernier, Maeve Binchy questionne la famille, les rôles assignés à chacun et la propension a considérer pour acquis la gentillesse et le confort qui nous sont prodigués. C’est particulièrement le rôle de la mère de famille qu’elle bouscule sans sa nouvelle alors que Dee tente de pousser doucement ses enfants vers la porte de sortie du domicile familial. Leurs trois enfants, pourtant adultes, vivent toujours sous leur toit et comptent sur leur mère pour gérer toute l’intendance du foyer, sans lever le petit doigt ni contribuer financièrement. Mais quand leur père perd son emploi et qu’il faut trouver un moyen d’arrondir les fins de mois, Dee pose enfin les limites qu’elle aurait du instaurer depuis bien longtemps. Cela ne se fait bien entendu pas sans culpabilité mais elle tient bon et impose les changements qui lui tiennent à coeur. Elle reconnaît que l’inconfort qu’elle ressent face à la situation et l’incompréhension arrangeante de ses enfants ne sont que le résultat d’une situation qui aurait du changer il y a déjà bien longtemps.
Dans cette nouvelle, Maeve Binchy pousse l’action un cran plus loin que dans “This year it will be different” (écrit avant, et racontant l’histoire d’une mère de famille se mettant en grève à Noël devant la montagne de travail qui l’attend) et donne à son héroïne la force nécessaire pour mettre en place de vrais changements. Changements qui auront finalement des retombées positives pour tout son entourage. Encore une excellente lecture, j’aime beaucoup la manière dont elle aborde le féminisme par le prisme de la domesticité, une lutte de l’ordinaire qui a encore de beaux jours devant elle. Je me délecte déjà du prochain titre que je lirai de l’autrice.
31 mars - Infusion du soir
Bilan du mois.
J’ai très peu lu en début de mois, ce qui a entraîné une frénésie d’achats, très courant lors de mes pannes de lecture. Une escapade à Bruxelles et l’autre à Lille n’ont pas aidé non plus à me contenir. C’est un mois comme cela, je ne regrette rien, si ce n’est ma panne de lecture qui semble rétablie. Je vais me tenir loin des librairies jusqu’à mon séjour à Amsterdam.
Livres lus: Business as usual, Carnet chéri, Le jardin sur la mer, Merel, Carnet de Londres, Full House.
En cours: On vous vole votre attention, Sauvagines, Les rêveries du promeneur solitaire.
Merci pour votre lecture!
J’espère que cette édition de journal de lecture vous a plu! Je vous donne rendez-vous le mois prochain pour un nouvel épisode ☺️ En attendant, découvrez les autres éditions par ici !
N’hésitez pas à me laisser un petit ❤️ ou un 💭, c’est toujours un bonheur de vous lire en retour 🙏🏻
Bon dimanche,
Emy x
Livres mentionnés :
Le jardin sur la mer - Mercè Rodoreda
Sauvagines de Gabrielle Filteau-Chiba
La pommeraie - Peter Heller
Celine - Peter Heller
Oblomov - Ivan Gontcharov
Les rêveries du Promeneur solitaire - Jean-Jacques Rousseau.
Eden - Audur Ava Olafsdottir
La géante - Laurence Vilaine
La place du diamant - de Mercè Rodoreda
Lettres sur la botanique - Jean-Jacques Rousseau
Un roman à écrire - de Virginia Woolf
The westing game - Ellen Raskin
Robêêrt - Jean-Luc Fromental
Bianca et la forêt des parents égarés - Marie Boisson
Essais - Montaigne
L’art de la simplicité - Dominique Loreau
Merel - Clara Lodewick
Les soeurs Field - Dorothy Whipple
Carnet de Londres - Lorenza Mazzetti
Full House - Maeve Binchy
This year it will be different - Maeve Binchy (nouvelle)
Un plaisir de lire tes lectures (avec une boisson chaude c'est dimanche et après un samedi travaillé je m'accorde le droit de traîner). C est marrant La pommeraie est l'objet de ma dernière newsletter et un jardin sur la mer est dans mes prochaines lectures. Bon séjour à Amsterdam !
C'est toujours un plaisir de te lire. Merci. Je suis contente que le goût de la lecture te soit revenue. J'ai aussi ce genre de panne de temps en temps. Dans ces cas-là, un cosy mystery me remet le pied à l'étrier 🔪🔫☕️🍪. Je me suis délectée de ton parcours en librairie 😍🤩. Quel bonheur de se promener parmi les livres 📚 😍. J'aime aussi beaucoup chaque découverte d'une nouvelle bibliothèque. 💝🩷 J'ai l'impression de découvrir un nouveau monde à chaque fois. 😂. Portobello road 🫶 est pour moi, à jamais lié à l'apprentie sorcière 🧙♀️ et Angela Landsbury. 🙏 😉. Je n'ai lu aucun des livres dont tu parles 🫣. Je suis très intéressée par les nouvelles Maeva Binchy. Virginia Woolf est sur ma liste des actrices à découvrir et je mets "Le jardin sur la mer" dans ma pile à lire. Encore merci pour tes partages. Au plaisir de te lire.